Au royaume des cieux

La critique n’apprécie guère les grosses ficelles qui supportent, selon elle, le scénario. L’Humanité se déchaîne : "Ce "roman" n'est qu'un bric-à-brac de thèmes chers au cinéma américain contemporain, de vieux poncifs de mélodrames français et de quelques thèmes qui viennent tout droit du nazisme : belle salade "occidentale" comme on voit. Précisons. Influence américaine d'une part, les thèmes du refoulement, des êtres traqués, des mensonges comme défense de l'individu contre la société, hystérie collective, amours troublés, et, d'autre part, le goût du larmoyant, la sainteté opposée au vice et l'inévitable fin où tout semble s'arranger et rentrer "dans l'ordre". Emprunts au mélodrame français, personnages de la pure et naïve orpheline victime de la méchanceté humaine, de la prostituée au cœur d'or, tout l'attirail anarchiste de la révolte en paroles et de la larme à l'œil... Héritage du nazisme, le sadisme, la cruauté de la directrice tortionnaire qui rappelle fâcheusement l'horreur des camps d'extermination, le chien dressé à mordre comme ceux de Goëring [Maréchal du Reich et chef suprême de l’économie de guerre, il se suicide en prison pendant le procès de Nuremberg en 1946] et de Jules Moch [Ministre des Travaux publics (1945-1947) puis de l’Intérieur (1947-1950), poste où il se signala par une dure répression des grèves (novembre 1947, début 1948) et ministre de la Défense nationale (1950-1951)]... Cette histoire peinte à la boue et à l'encre noire par Julien Duvivier est des plus conventionnelles et fausse d'un bout à l'autre... Les dialogues de Jeanson, prétentieux et vulgaires comme d'habitude, accentuant le caractère artificiel de cette œuvre caractéristique d'une classe sociale à l'agonie qui se vautre dans sa propre pourriture".

Mais, dans l’ensemble, la critique est plus tempérée, ainsi dans Opéra : "Jeanson est résolument optimiste. Toutes ses héroïnes sont de très bonnes filles dans le fond, même l'anarchiste qui a tué un flic, même la "respectueuse" qui pratiquait l’entôlage au revolver, même la vaniteuse folle de son corps (on ne fait guère d'exception que pour la fille de l'avorteuse qui a dénoncé sa mère, mais uniquement parce qu'elle reste une moucharde impénitente). C'est là qu'on pourrait chicaner l'auteur dans son indulgence systématique qui le conduit parfois à des effets d'attendrissement un peu faciles". Même forme de commisération dans Paris-Presse : "Avec du génie, ça donne Victor Hugo. Dans les séquences de la fin, Duvivier monte plusieurs fois au diapason des "Misérables". Parmi celles-ci [les "futures vedettes"] il faut faire une place à part à celle qui joue Margot, la commissionnaire d'amour. Chaque fois qu'elle est sur l'écran, le film est bon. On ne connaît pas son nom - je crois qu'il s'agit de Liliane Maigne - mais on reconnaît très bien la petite fille (grandie) qui jouait à la balle dans "Le corbeau" de Clouzot... La nouvelle directrice est 100 % noire. Son âme est comme le fond d'une poêle à frire. A aucun moment les auteurs n'ont tenté une critique sociale. Ce n'est pas la société qui est mauvaise, mais Suzy Prim, qui est une folle sadique. Ca commence avec les gendarmes et ça finit avec eux... La prière des délinquantes qui ont oublié "Notre Père" mais se souviennent de Jehan Rictus".

Le critique du "Soir" est - involontairement ? - presque comique : "Signalons l'épisode du "match de football" pour lequel on utilise une technique radiophonique (la scène peut sans inconvénient s'écouter les yeux fermés). D'autre part, le montage de la séquence de la "marmite de soupe" est nettement influencé par l'école soviétique", mais c’est Georges Altmann qui fournit les éléments les plus pertinents sur la technique cinématographique déployée là par Duvivier : "Le film vaut surtout par les détails et par la sobre rigueur de son art : la prison est cernée par l’inondation, de grandes eaux déferlant sous un ciel bas ; tous les êtres semblent à la fois patauger dans leur malheur et dans les marécages. Les paroles du prêtre qui confesse sonnent avec une ironie vengeresse devant ces êtres qu’elles ne peuvent toucher, confirmant le titre satirique Au royaume des cieux. Car cette vie que l’on nous montre n’est que le royaume de l’enfer. Par le seul jeu du noir et du blanc, maniés de main de maître, le cinéma arrive une fois de plus à montrer qu’il n’est pas seulement l’art du réel, mais de la poésie et du fantastique".