Depuis 1972, le cinéaste israélien Amos Gitai développe dans ses films ou sous des formes théâtrales et artistiques des pistes de réflexion qui sont autant de modalités de mise en scène des différentes échelles de l’histoire, qu’elle soit personnelle, familiale, politique ou culturelle. La filmographie d’Amos Gitai, constituée de près de 80 courts et longs métrages de fiction ou documentaires, est basée sur de nombreuses circulations géographiques, thématiques et temporelles, ainsi que sur un rapport vivant aux traces du passé.
À l’occasion de l’exposition « Amos Gitai – Architecte de la mémoire », réalisée par la Cinémathèque française du 24 février au 6 juillet 2014, a été menée une série d’entretiens filmés avec Amos Gitai et certains de ses principaux collaborateurs, Laurent Truchot (producteur), Marie-José Sanselme (scénariste) et Nurith Aviv (chef opératrice), avec pour fil conducteur la notion de repérages.
Au sens large, cette notion est l’angle d’approche tout indiqué pour comprendre la préparation des films d’Amos Gitai et saisir toutes les étapes du processus créatif dont ils résultent. Les photographies et documents d’archives, tous issus des fonds Amos Gitai, Laurent Truchot et Marie-José Sanselme, conservés par la Cinémathèque, sont autant de témoignages de ce long processus de création.
« POUR MOI, LA PRÉPARATION D’UN FILM SE TERMINE LE DERNIER JOUR DE MIXAGE », Amos Gitai
Nb : toutes les citations sont d’Amos Gitai
La recherche est une première étape essentielle, menée sur certains projets par Rivka Gitai, l’épouse d’Amos Gitai. Elle intervient en amont de la phase de repérages au sens classique. La multiplicité et la diversité de cette documentation (coupures de presse, textes bibliques, littérature…) permettent au cinéaste d’ouvrir son champ de vision créatif et de se « charger » d’un nouvel univers.
Viennent ensuite les repérages, la première écriture et/ou la rencontre avec les comédiens, puis les deuxième et troisième écritures aboutissant au scénario. Par la suite, de nombreuses modulations peuvent intervenir lors du tournage, bousculant ou remettant en perspective le scénario tel qu’il était sur le papier.
Marie-José Sanselme collabore au projet du cinéaste bien en amont de la phase d’écriture classique. Elle participe aux recherches et s’en empare, partage l’univers du cinéaste à ce moment particulier. Au-delà d’une histoire, c’est une ambiance, une musique qu’elle aura su s’approprier et qu’elle couchera sur le papier.
Un rapport tout particulier s’instaure aussi entre le cinéaste et son opératrice Nurith Aviv. Ce sont des références, des inspirations esthétiques communes, une sensibilité partagée qui permettront à la directrice de la photo d’orienter son travail. Pour Wadi (1981), l’influence d’Yitzhak Danziger s’impose comme « lieu commun » et détermine la mise en espace du film.
« Ce que j'ai appris de Danziger, c'est une certaine manière de regarder »
C’est sa capacité à écouter la parole d’autrui, à être perméable au monde extérieur qui permet à Amos Gitai de construire et de délivrer son Art.
L’idée originelle de Free Zone (2005) en est un exemple emblématique.
« C'est lui [Ofer, un chauffeur de la production] qui nous a parlé le premier de la Free Zone, un lieu où il part vendre des Chevrolet blindées quand il n'est pas en tournage. Je suis allé découvrir cet endroit en juillet 2004 puis très régulièrement ensuite. Le film est né là. »
De nombreuses séquences du film sont filmées dans ou depuis le taxi conduit par Hanna (Hanna Laslo), qui emmène Rebecca (Natalie Portman) dans la Free Zone, en Jordanie. Le dispositif de prise de vues reste ainsi au plus près du véhicule en mouvement et capte le rapport entre les deux personnages, installant un régime narratif particulier.
Tant pour ses documentaires que pour ses œuvres de fiction, Amos Gitai revendique un rapport riche et paradoxal à la réalité. La préparation des films procède presque toujours d’une enquête documentaire.
Avec Ananas / Pineapple, commandé en 1983 par la chaîne de télévision Channel Four, Amos Gitai aborde le thème de la mondialisation. C’est le circuit global de fabrication d’une boîte de conserve de ce « fruit exotique » qui tient lieu de scénario.
« Un jour, en ouvrant mon frigo, j’ai regardé de près une boîte d’ananas ; j’ai lu sur l’étiquette que la boîte était fabriquée aux Philippines : "Package in Honolulu", "Distributed in San Francisco" et, en grattant un peu, il y avait aussi écrit "Printed in Japan". Il y avait là une illustration concrète de l’économie des multinationales dans le tiers-monde. »
Les lieux sont d’une importance fondamentale puisque c’est en se rendant sur place avec certains collaborateurs qu’Amos Gitai trouve la sève et l’inspiration de ses films, sans pour autant que ces lieux ne deviennent in fine les décors du film.
Bien qu’en exil en France depuis 1983, Amos Gitai décide en 1985 de tourner son premier long métrage en Israël. Esther est l’adaptation du texte biblique Le Livre d’Esther et aborde la question de l’exil dans l’histoire juive. Ce film sera considéré ensuite comme le premier volet de sa « Trilogie de l’exil ».
Le cinéaste contacte le chef opérateur Henri Alekan, et lui confie la photographie du film. Ils effectuent ensemble un voyage de repérages de lieux à forte portée historique et symbolique, dans la région du Jourdain.
Pourtant, Amos Gitai sait déjà qu’il finira par conduire Alekan vers le lieu qu’il a choisi comme décor pour son film : Wadi Salib à Haïfa (déjà filmé en 1979 pour Wadi Salib Riots / Meoraot Wadi Salib). Ce parti pris et la juxtaposition d'autres éléments visuels et sonores provoquent un « dialogue avec le contemporain ». Ce trait est également caractéristique des volets suivants de la trilogie Berlin Jérusalem (1989) et Golem, l’esprit de l’exil (1991).
Henri Alekan s’inspire de références picturales classiques, notamment des miniatures persanes et de leur rapport particulier à la perspective, pour construire ses plans sous forme de tableaux.
« Je cherchais la voie la plus juste pour parler à nouveau d’Israël […] je voulais parler de ce qui se passait en Israël, mais à travers un geste métaphorique, en jouant de la parabole, à partir du Texte. »
Si la phase des repérages permet d’ancrer le film à venir dans une certaine réalité, une grande place est également accordée aux aspects symboliques du décor choisi. C’est ainsi que pour Golem, l’esprit de l’exil (1991), Gitai a filmé à Paris des quartiers vétustes, des chantiers… loin de l’imagerie habituelle.
Une forte relation de confiance s’est tissée entre Amos Gitai et Marie-José Sanselme, conférant ainsi à la scénariste un poste d’observatrice privilégiée sur l’ensemble du processus créatif du cinéaste.
Marie-José Sanselme fait part d’une expérience quasi sensorielle de l’immersion totale de l'équipe et du cinéaste dans son sujet qui détermine toute l'ambiance du film et le scénario lui-même.
La réalité au cœur de la fiction est un élément constitutif de Terre promise / Promised Land (2004). Le parcours des femmes prises dans la spirale de la traite des Blanches, sujet qui fait écho à son documentaire Bangkok-Bahrein / Travail à vendre (1984), a été entièrement balisé lors des repérages.
Pour Kadosh (1999), dernier volet de la trilogie des villes avec Devarim (axé sur Tel Aviv, 1995) et Yom Yom (sur Haïfa, 1998), ce sont non seulement les lieux (le quartier ultraorthodoxe de Mea Shearim à Jérusalem) qui ont été minutieusement repérés, mais surtout la vie quotidienne de ses habitants, permettant là aussi de filmer de manière quasiment documentaire, la reproduction de nombreux aspects rituels rythmant la vie intime des protagonistes.
Puisque la réalité est au cœur du travail d’Amos Gitai, les repérages sont une étape essentielle pour choisir des lieux de tournage en fonction des contraintes de production. Mais il arrive que les repérages soient infructueux et qu’Amos Gitai décide de tourner en studios. C’est le cas de Berlin Jérusalem (1989) qui fait figure d’exception dans la filmographie du cinéaste. Les scènes allemandes de ce film ont été en effet tournées en studios en France.
Ce portrait croisé de deux personnages s’inspire d’une part de la poétesse berlinoise Else Lasker-Schüler (interprétée par Liza Kreuzer) et d’autre part de Mania Shohat (Rivka Neuman), fondatrice du mouvement kibbutznik.
Une dualité permanente structure cette œuvre entre Allemagne et Israël, intérieur et extérieur, pénombre et clarté, documentation et évocation.
« Pour le personnage de Mania Shohat, nous nous sommes inspirés du réalisme soviétique ; et pour celui de Else Lasker-Schüler, de l’éclairage et du sens de l’espace dans l’expressionnisme allemand. »
L’influence des méthodes issues du documentaire est indéniable dans le rapport qu’entretient Amos Gitai avec les acteurs.
Certains traits de personnalité des acteurs peuvent être réintroduits dans la création d’un personnage, qui devient alors un mélange de fiction et de réalité.
Le cinéaste met aussi en scène sa famille. Ainsi dans Carmel (2009) où il livre, sous la forme d’un journal intime, une réflexion sur la transmission à partir notamment de la correspondance de sa mère Efratia Gitai. Amos Gitai n’hésite pas à se donner parfois un rôle dans ses propres films : soit par le truchement de sa seule voix (au générique de Alila, 2003), soit à l’écran, comme dans Désengagement (2007) ou dans Devarim (1995) où il joue par exemple le rôle principal de Goldman.
Si une longue période de gestation concentrée sur la documentation et les repérages ont permis à Marie-José Sanselme d’arriver à une version qu’elle pourrait considérer comme définitive du scénario, rien n’est jamais gravé pour Amos Gitai, et le tournage pourra trancher radicalement.
L’écoute et le dialogue avec autrui peuvent amener le cinéaste à modifier des éléments qui semblaient acquis et générer ainsi un climat inhabituel au sein de l’équipe lors du tournage.
L’écoute et la captation d’événements bruts, du réel et de l'humain, sont les principes qui guident le tournage du film Journal de campagne / Yoman Sade (1982), projet expérimental construit sans voix off et accordant un rôle prépondérant à la bande sonore.
« Je pensais que plus le matériau filmé
et organisé en une série de chapitres serait brut,
plus la structure serait de type associatif,
meilleur serait le film. »
Le plan-séquence, « figure de style privilégiée de Gitai » est envisagé comme une unité conférant une certaine radicalité au style du film. Les différents temps des repérages, du tournage et du montage sont quasiment confondus en une même action.
Amos Gitai réalise à l’attention de ses collaborateurs des schémas qui agissent tels des synopsis visuels, matérialisant la « formule » d’un film ou d’une séquence particulière.
Cette grande faculté de synthèse s’explique en partie par l’influence de la méthode architecturale, qui joue un rôle prégnant dans l’histoire familiale et personnelle du cinéaste. Sur les traces de son père, Munio Weinraub Gitai, architecte du Bauhaus, Gitai suit des études d’architecture à l’Institut Technion de Haïfa jusqu’à ce que la guerre de Kippour vienne interrompre son cursus en 1973. Il reprend ses études d’architecture à Berkeley (USA) de 1975 à 1977.
« Parfois j’aime faire des films architecturaux, avec une intrigue rigoureuse. D’autres sont comme des fouilles archéologiques, où l’on gratte les couches une à une, comme si on creusait pour découvrir des ossements. »
Qu'elles soient inspiration ou méthode, les métaphores architecturales et archéologiques jalonnent son travail cinématographique et sont sources de l’élaboration de certains cycles filmiques, tels la trilogie House (1980), Une maison à Jérusalem (1998) et News from Home / News from House (2005), dans laquelle une maison de Jérusalem-Ouest devient un théâtre de la construction de l’histoire d’Israël.
« Ce film était le point de jonction entre architecture et cinéma. Disons que l’architecture y devient la métaphore des relations entre Israéliens et Palestiniens, à la fin des années 1970. J’ai conçu ce film sans voix off, de manière très simple, autour d’une série de fragments biographiques, avec une juxtaposition de destins qui finissent par décrire le centre du conflit. L’histoire de cette maison devient un enjeu de territoire. »
Dans la filmographie d'Amos Gitai, certains films ou personnages semblent jouer un rôle de matrice ou de palimpseste, sans cesse remobilisés. Chaque film ne constituerait-il pas le « repérage » d’autres à venir ?
Ainsi, les personnages rencontrés par Amos Gitai lors du tournage de Wadi en 1981, notamment Miriam et Youssouf, réapparaissent en 1991 (Wadi, dix ans après) et de nouveau en 2001 (Wadi Grand Canyon). Wadi Rushmia devient un lieu de coexistence où la caméra se focalise peu à peu sur le personnage de Miriam, suivie par la suite sur son nouveau lieu d’habitation, dans l’évolution de son rapport au Wadi. Mais plus que des suites, ces films sont l’approfondissement de thèmes fondamentaux dans l’univers du cinéaste.
Les personnages, les thèmes et les lieux ne sont pas les seuls à circuler dans la filmographie de Gitai. C’est aussi le cas d’éléments de la bande sonore (la musique de Stockhausen ou le morceau Tubular Bells de Mike Oldfield) et de références littéraires (entre autres les lettres de sa mère Efratia Gitai et diverses citations bibliques).
L’Ecclésiaste
« Il y a un moment pour tout, et un temps pour chaque chose sous le ciel :
Un temps pour engendrer, et un temps pour mourir ;
un temps pour planter, et un temps pour arracher.Un temps pour tuer, et un temps pour soigner ;
un temps pour détruire, et un temps pour construire.Un temps pour pleurer, et un temps pour rire ;
un temps pour gémir, et un temps pour danser.Un temps pour lancer des pierres, et un temps pour les ramasser ;
un temps pour s'embrasser, et un temps pour s'abstenir.Un temps pour chercher, et un temps pour perdre ;
un temps pour garder, et un temps pour jeter.Un temps pour déchirer, et un temps pour recoudre ;
un temps pour se taire, et un temps pour parler.Un temps pour aimer, et un temps pour haïr ;
un temps pour faire la guerre, et un temps pour faire la paix. »
Des extraits de ce texte apparaissent autant dans les documentaires que les fictions, notamment Golem, l’esprit de l’exil (1991), L'Arène du meurtre (1996), Kippour, souvenirs de guerre (1997)…
Circulent aussi des dialogues retravaillés d’un film à l’autre, créant ainsi des échos, des ponts entre ceux-ci. Citons le cas particulier de Guerre et paix à Vesoul, tourné avec le cinéaste palestinien Elia Suleiman en 1997, dont le dialogue de la scène du train inspire celui entre Hiam Abbass et Liron Levo en ouverture de Désengagement, tourné dix ans plus tard.
Enfin, reviennent de film en film certains des acteurs, tels des balises dans la filmographie de Gitai : Juliano Merr à partir d’Esther (1985), Liron Levo – sorte d’alter ego dans Kippour en 2000 –, Hanna Schygulla dans la trilogie Golem et dans Terre promise / Promised Land (2004), Hanna Laslo dans Alila (2003) et Free Zone (2005), Yaël Abecassis dans Alila (2003), Kadosh (1999), Lullaby to my Father (2011)…
Lorsque écho il y a entre des films, des scènes, des dialogues, des thèmes, des personnages entrent en résonnance, mais jamais des images. Amos Gitai ne puise pas parmi des plans d’ores et déjà réalisés, même non montés.
Si comme le dit Gitai, le choix de réaliser des documentaires est éminemment politique puisque directement lié à la représentation de la réalité, cette volonté se poursuit dans des fictions. Par exemple, il réalise Ana Arabia, comme une suite fictionnelle de sa trilogie documentaire « Wadi » : des thèmes et des typologies de lieux (dans les deux cas, l’histoire d’une petite communauté de réprouvés juifs et arabes, qui cohabitent dans une enclave oubliée) créent des ponts entre ces deux œuvres, qui parlent pourtant de réalités différentes, dans un contexte différent (la fiction se situe près de Tel Aviv en 2013, tandis que le documentaire s’ancre dans la réalité de Haïfa au tournant des années 1980). Le cinéaste pose là une des questions essentielles de son œuvre : celle de la conservation de la mémoire.
Kippour (2000) est directement lié au parcours personnel d’Amos Gitai. Ce film est l’articulation entre mémoire de guerre et cinéma. Il joue par ailleurs un rôle très important dans le cinéma israélien, souvent cité comme ayant ouvert la voie à la génération de Joseph Cedar, Samuel Maoz, Ari Folman…
Pour Gitai, la guerre de Kippour est un traumatisme, mais aussi sa première expérience de cinéma. Il filme en super-huit avec la caméra offerte par sa mère.
Jeune soldat, le futur cinéaste engrange avec sa caméra des images super-huit qui constituent la matière d’Images de guerre 1, 2, 3 (1973), et d’After (1974). Plus tard, sa mémoire de guerre vient alimenter de manière plus ou moins directe L’Arène du meurtre (1996), Kippour, souvenirs de guerre (1997), une séquence de Carmel (2009), et surtout Kippour (2000), film de fiction basé entièrement sur son expérience personnelle.
Kippour vient comme un témoignage fictionnel de ce qu’ont pu vivre Amos Gitai et ses compagnons. Certains dialogues sont par exemple inspirés d’enregistrements radio d’époque.
Une des scènes clés du film Kippour est celle, totalement biographique pour Amos Gitai, d’une longue lutte dans la boue d’un groupe de sauveteurs militaires pour secourir l’un des leurs. Lors du tournage, le rôle du chef opérateur Renato Berta a été fondamental, voire décisif.
Depuis Terre promise / Promised land (2004), Amos Gitai travaille avec la monteuse Isabelle Ingold. Cette collaboration entre la monteuse et le cinéaste est parfois doublée en amont d’un montage « mental » opéré par Amos Gitai, simultanément au tournage. Cette démarche personnelle peut écourter le temps du montage à venir.