Programme de recherche ANR Cinémarchives
La Triangle (1915 - 1919)La restauration de The Desert Man
Les films Triangle et l'histoire du cinéma
Réalisé par Reginald Barker d'après un scénario original de J. G. Hawks et Thomas Harper Ince, The Despoiler (1915) est un drame supervisé par Thomas H. Ince pour la société de production New York Motion Picture Corporation - Kay-Bee. Tourné de mi-août 1915 à fin octobre 1915, il est distribué aux États-Unis par la Triangle Film Corporation à partir du 15 décembre 1915.
En France, le film est distribué à partir du 18 mai 1917 par Les Établissements Louis Aubert sous le titre Châtiment.
Résumé : Postées à la frontière turco-arménienne, les troupes kurdes du Khàn Ouârdaliah (Frank Keenan) sous le commandement du colonel allemand Franz von Werfel (Charles K. French), opèrent pour le compte des empires centraux. Les deux bandits pénètrent en Arménie, semant l'épouvante dans Kérouassi. Les femmes et les enfants se réfugient dans une abbaye, les notables sont arrêtés : s'ils ne livrent pas tous leurs biens, leurs femmes et leurs filles seront emmenées en captivité. Or, dans le tumulte de l'invasion, Béatrice, la fille du colonel (Enid Markey), qui cherchait à rejoindre son père, trouve elle aussi refuge dans l'abbaye. Les otages n'ayant pas cédé au chantage, von Werfel livre l'abbaye à la fureur de Ouârdaliah. À condition que ses compagnes soient épargnées, Béatrice accepte de se livrer au Khân - qui la convoite. Au terme de l'horrible sacrifice, la jeune fille, à demi-folle, profite du sommeil de son tortionnaire pour s'emparer de son arme et, après une prière d'absolution, le tue. Aveuglé par la vengeance, von Werfel fait fusiller la coupable avant de comprendre qu'il s'agissait de sa propre fille. Accablé, il épargne les malheureuses captives et entraîne ses mercenaires vers d'autres destinées.
La Cinémathèque française conserve une copie d'exploitation nitrate d'époque teintée, pour la distribution en France, comme l'attestent les cartons en français montés directement dans l'élément.
Cet élément, de quatre bobines, est hybride : les bobines 1 et 2, à l'exception de quelques plans, sont tirées d'un contretype (élément intermédiaire dans ce cas précis issu d'une copie), tandis que les bobines 3 et 4 sont, elles, tirées directement du négatif original.
Cette copie est en mauvais état : elle comporte de nombreuses stries et rayures ainsi que des traces de bactéries, des perforations sont piquées voire arrachées par endroits et les bobines 1et 2 sont atteintes de décomposition active. Cependant cette copie est, semble-t-il, l'unique élément filmique localisé.
Les négatifs des films Triangle étaient expédiés à la Western Import Company basée à Londres, pour le tirage des copies pour l'étranger. Monatfilm, vendeur exclusif des films Triangle pour la France et la Suisse, possédant aussi un bureau à Londres, aurait vendu le film au distributeur Louis Aubert, exploitant pour la France.
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Au moins une des copies achetées à Londres est contretypée, dans le but de tirer d'autres copies à moindre coût, ce qui n'était pas habituel mais, à la sortie du film en France, on est en pleine guerre.
L'analyse de l'élément a permis d'identifier deux stocks de pellicule Kodak américaine 1916. Les deux bobines issues d'un contretype et les cartons français ont été tirés sur un stock datant de la première moitié de l'année, tandis que les bobines issues directement du négatif original datent de la seconde moitié de la même année. Il est donc vraisemblable que les copies issues du contretype et les cartons aient été tirés au moment de la sortie du film en France (sur un stock plus ancien).
Selon toute vraisemblance, l'état médiocre des copies - qui avaient beaucoup circulé - a mené à la reconstitution d'une nouvelle copie à partir d'éléments différents, en combinant des bobines issues directement du négatif avec des bobines issues du contretype. On observe des collures à l'intérieur de séquences montrant que la copie a été remontée. Quelques plans issus du négatif se retrouvent dans les bobines contretypées, probablement pour remplacer des plans abîmés.
Les bobines 1 et 2, issues d'un élément intermédiaire, sont également fortement atteintes par la décomposition spécifique du nitrate : altération du teintage, atténuation des contrastes avec une perte de l'image par endroits. La définition et la qualité optique de ces bobines sont donc mauvaises.
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À la différence des parties issues directement du négatif (première génération de tirage) - majoritairement en noir et blanc avec quelques séquences teintées en bleu pour les scènes nocturnes et en orange pour l'aube -, les plans issus du contretype sont teintés en rose, certainement pour atténuer la mauvaise qualité de l'image, due au contretypage qui ajoute deux générations supplémentaires.
Selon l'American Film Institute, la longueur de la version américaine d'origine correspond à 1738 mètres (5703 pieds). Selon la presse française de l'époque, le métrage du film en France lors de la sortie s'élevait à 1405 mètres. Par conséquent, le film a été distribué en France (et peut-être dans d'autres pays) dans une version courte. Quant au métrage de la copie conservée à la Cinémathèque, il est de 1241 mètres. Il manquerait donc encore 164 mètres par rapport au métrage indiqué pour la version courte distribuée en France.
Ces premières informations amènent plusieurs questions :
Pour l'analyse du film, les sources suivantes ont été utilisées : la presse d'époque, les deux synopsis conservés par la Library of Congress et les archives du fonds Triangle Film Corporation / H. Aikten conservées à la Cinémathèque et plus particulièrement le dossier du film qui comprend les documents américains d'origine suivants :
L'élément conservé à la Cinémathèque provient selon toute vraisemblance de copies pour l'exploitation en France : les intertitres sont en français, seuls les cartons de titre et de début et fin de parties comportent le sigle « L. Aubert ».
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Les intertitres, eux aussi teintés en rose, ne présentent aucune numérotation mais on y retrouve systématiquement la même typographie.
Si à l'époque, la presse française mentionne un métrage plus court que celui d'origine aux États-Unis, nous ne savons pas si cette version courte était limitée à la France ou si elle a circulé dans d'autres pays.
Aucun autre élément filmique localisé à ce jour ne pouvant renseigner sur les différentes versions, les documents d'archives non film ont donc été consultés :
La nouvelle est déposée le 11 août 1915 à la Library of Congress sous le titre War's Women. Le film, lui, est enregistré le 19 décembre 1915, soit quelques jours après sa distribution par la Triangle Film Corporation, sous le titre The Despoiler (parfois mentionné The Despoilers), qui débute le 15 décembre 1915 au Knickerbocker Theater à New York et se poursuit jusqu'en janvier 1916.
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D'emblée, le film pose problème. Le 24 décembre 1915, George H. Bell, commissaire au département des visas de censure de la ville de New York (Department of Licenses), adresse une lettre au Knickerbocker Theater dans laquelle il juge le film « indécent, immoral, contraire à la bienséance, et inadapté à une exploitation dans un cinéma agréé » avant d'insister pour qu'il ne soit « pas montré au-delà de cette date ». Suite à la réception de cette lettre, la Triangle fait appel de cette décision le 31 décembre 1915 puis organise une réunion spéciale du comité exécutif le 20 janvier 1916 pour discuter de l'exploitation du film. Ils décident alors de suspendre celle-ci en attendant le résultat de l'appel et envisagent même de ressortir le film sous un nouveau titre et sans mentionner Ince, ni la Triangle, ni la New York Motion Picture.
En effet, plusieurs facettes de l'histoire choquent : on y évoque le viol d'une chrétienne occidentale par un chef barbare dans une abbaye et pour finir l'exécution de cette jeune femme sur ordre de son propre père.
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De surcroît, la vedette du film, Frank Keenan, tient ici un rôle à contre-emploi (un vil émir kurde) par rapport à ceux qu'il joue habituellement alors qu'à l'époque les stars interprètent au contraire des héros très moraux, auxquels les spectateurs peuvent facilement s'identifier.
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Quant à l'actrice principale (Enid Markey), elle incarne l'unique personnage positif du film mais il s'agit d'une martyre.
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Enfin, malgré la rédemption finale, le film ne laisse aucune place au rassurant happy-end traditionnel. Le film ne correspond donc pas aux aspirations de la Triangle, dont le slogan « Clean pictures for clean people » prône au contraire des valeurs profondément morales. Suite à la lettre du commissaire Bell, la Triangle aurait donc rapidement revendu les droits d'exploitation du film à la Fulton Feature Film Corporation. D'ailleurs, la reprise du titre War's Women à la place de The Despoiler (le spoliateur : celui qui vole, qui dépouille par ruse ou par violence) n'est pas anodine, puisque la parade consiste à présenter le film comme nouveau tout en atténuant le caractère choquant du film en passant du point de vue de l'agresseur à celui des victimes.
La mention « produced by Fulton Feature Film Corporation » sur le synopsis et la liste des intertitres de cette époque a laissé planer un doute sur le fait que le film ait été produit par la Triangle. Cependant, la Fulton, dont il ne subsisterait aujourd'hui aucune information, semble n'être en réalité qu'une société écran de la Triangle, chargée de distribuer les films jugés inadaptés au programme grand public de la firme mère. De plus, le secrétaire de la Fulton, Charles Kessel, n'est autre qu'un des directeurs de la Triangle au côté de son frère Adam, et les sièges respectifs des deux sociétés se situent dans la même rue new-yorkaise. Ainsi, la Fulton enregistre à son tour le film (curieusement en tant que producteur) à la Library of Congress le 20 juin 1916 sous le titre War's Women, puis le distribue à nouveau dans de nombreux États tout au long de l'année 1916.
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Début 1917, War's Women ressort dans une version remaniée et probablement censurée suite à une injonction émise à l'encontre du film par la New York State Court, qui, suite à de plaintes d'associations locales, déclare le film immoral.
Le film ressort à nouveau en janvier 1920, distribué cette fois-ci par la société Lenox Film Corporation, sous le titre The Awakening. Ce nouveau changement de titre laisse supposer une nouvelle version du film.
Ce film a été distribué aux États-Unis par plusieurs distributeurs, sous des titres et dans des versions différentes. Les archives, de sources différentes, ont permis d'éclaircir certains points sur les modifications apportées, sans toutefois répondre à toutes les interrogations.
La comparaison des synopsis déposés à la Library of Congress lors des deux enregistrements du film (en décembre 1915 par la Triangle puis en juin 1916 par la Fulton) laisse penser que la Fulton distribue la même version que la Triangle. Bien qu'enregistrés séparément, les deux synopsis ne révèlent aucune différence notable : celui de la Fulton, bien que légèrement plus court, résume précisément le premier sans omettre aucun détail important. Les premières modifications auraient donc été faites au moment de la ressortie du film début 1917 et à la suite du jugement de la New York State Court.
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Pourtant, lorsque le film ressort quelques années plus tard, en janvier 1920, une critique du film dans la revue Harrison's Reports parle d'un film qui n'a rien perdu de son caractère scandaleux : bien que renommé The Awakening et présenté comme nouveau, le signataire de l'article le juge horrible pour toute personne saine d'esprit et ajoute que les catholiques en particulier se sentiront insultés par le film. En conclusion, l'auteur déconseille à quiconque d'aller voir ce film.
L'analyse de la nouvelle écrite pour le film révèle une scène particulièrement choquante pour le public que l'on ne retrouve pas dans le synopsis du film : quand l'Emir retourne ivre dans la chambre après avoir violé la jeune femme, il devait alors faire face au crucifix et se moquer de la figure du Christ en levant son verre de vin. Il a pu être finalement décidé de ne pas tourner cette scène blasphématoire.
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En revanche, si elle a bien été tournée, elle s'est retrouvée de toute évidence au centre des accusations d'immoralité faites au film, et donc retirée suite à la censure, comme ce fut le cas pour d'autres films Triangle (par exemple : The Return of Draw Egan, William S. Hart, 1916).
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En plus des versions américaines, la copie française conservée est une version courte qui s'est révélée être très différente de ce qu'on connait des versions d'origines.
Les documents conservés montrent que l'exploitation a été complexe aux États-Unis, mais il y a peu d'informations sur la distribution du film en Europe.
En Angleterre, premier pays d'Europe à distribuer les films Triangle, le film est sorti fin 1916 ou début 1917. En France, le film est distribué le 18 mai 1917 par Les Établissements Louis Aubert sous le titre Châtiment. Nous ne savons pas si cette version a été réalisée aux États-Unis pour l'exploitation à l'étranger ou directement en Angleterre ou en France.
Au premier visionnage du film, la multitude d'informations données en introduction interroge.
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Est-ce une mauvaise traduction ? Le générique comporte en effet des informations erronées. Assez vite cependant, il semble clair que des éléments fictifs ont pu être mélangés à des faits réels. Orientés par l'indication spatio-temporelle du premier carton (« La scène se passe de nos jours à la frontière Turco-Arménienne »), des recherches sur le contexte historique sont entreprises : si la ville de Thyrssa n'existe pas, en revanche les Kurdes ont bien été impliqués dans le génocide arménien, dont la période la plus sombre se situe entre 1915 et 1917, après l'entrée en guerre de la Turquie ralliée à l'Allemagne. Tous ces éléments devenaient ainsi plausibles. De plus, l'histoire du film est probablement inspirée d'un fait réel : en 1915, un village arménien a résisté aux persécutions des Turcs, dont le plus célèbre épisode fut immortalisé par le roman Les Quarante jours du Musa Dagh de Franz Werfel, publié en 1933. Coïncidences troublantes, l'auteur porte pratiquement le même nom que le colonel (Franz Von Werfel) dans la version française du film et il était soldat dans l'armée autrichienne de 1915 à 1917.
La confusion et la complexité du texte d'introduction font qu'il est intéressant de savoir si cette dimension politique figurait déjà dans le projet initial du film.
La comparaison des intertitres américains avec ceux de la copie française montre des différences stupéfiantes. Le carton d'introduction américain explique que « l'histoire qui suit revêt une importance particulière à nos yeux pour nous qui pourrions un jour faire face à une guerre d'invasion. Les atrocités qui marquent le présent conflit européen sont possibles dans un tel contexte et sur une grande échelle, de grâce considérez donc ce film comme un appel à la vigilance et un manifeste contre la violence subie par les femmes en temps de guerre. Il ne s'agit pas d'une mise en cause d'une armée ou d'une nation en particulier. Les situations qui sont décrites pourraient survenir dans n'importe quels pays jouxtant une nation en guerre » alors que le carton français indique que « la scène se passe de nos jours à la frontière Turco-Arménienne ». De même, le carton américain suivant mentionne le « Colonel Damien de l'armée des Balkanians attend les ordres qui l'emmèneront au front » transformé dans la version française en « Colonel Franz von Werfel, ancien attaché militaire allemand à Rome, [qui] opère pour le compte des Empires Centraux à la frontière Turco-Arménienne, aidé dans sa sinistre besogne, par les bandes Kurdes de Thyrssa ».
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La version française trahit donc les intentions d'origine en précisant le temps et le lieu de l'action alors que la version américaine est neutre et évasive. De plus, elle transforme le récit de manière politique en ancrant l'histoire dans le contexte de la Première Guerre mondiale. Cette différence significative peut s'expliquer par le contexte politique : lorsque le film sort aux États-Unis en décembre 1915, les Américains ne sont pas encore entrés en guerre (d'où le ton neutre) alors qu'à sa sortie en France en mai 1917, l'Europe est en conflit depuis trois ans déjà.
Dans la presse française, le film est clairement mentionné comme un film de « propagande ». Par exemple, Edmond Floury dans un article du Courrier cinématographique du 28 avril 1917 affirme : « (…) ce [ne sont] pas les Kurdes qui sont visés ici, mais bien cette race maudite allemande, capable des pires crimes, et que Thomas Ince n'a pas osé montrer telle qu'elle est, craignant la censure. Le public ne s'y trompera pas et comprendra l'allusion. » Même si le second carton français indique que le colonel Franz Von Werfel est un « ancien attaché militaire allemand à Rome [qui] opère pour le compte des Empires Centraux », l'Allemagne n'est pas accusée explicitement mais il est évident qu'elle est directement visée.
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Constant Larchet, dans la revue Le film du 23 avril 1917, indique que « L'Allemagne si fière de sa ‘'kultur'' s'est faite la complice des pires forfaits, l'instigatrice des inoubliables ignominies. Elle, qui avait l'outrecuidance de parler de civilisation nations européennes, elle eut la coupable faiblesse de n'avoir que des regards complaisants pour les crimes les plus honteux de ceux qu'elle s'était donné la mission de civiliser. Par cupidité, par intérêts et calculs inavouables, elle fut plus barbare que les barbares !... Voilà ce que nous dit ce film de propagande qu'est Châtiment. Voilà ce qu'avec un art très sûr et une maitrise technique incomparable, a su rendre M. Thomas Harper Ince (…) ».
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Plus tard, Jean Mitry qualifiera aussi ce film de « propagande antigermanique ».
Il est intéressant de noter que la presse française semble ignorer les transformations apportées au film par rapport à la version américaine. Elle attribue à Ince l'aspect antigermanique du film alors que dans la version américaine l'Allemagne n'est jamais citée et le conflit en Europe à peine évoqué, hormis une allusion à un « appel à la vigilance » dans l'avant-propos américain de la version distribuée par la Fulton vers mai 1916. Jusque-là, l'accent était plutôt mis sur les atrocités infligées aux femmes en temps de guerre.
Les diverses comparaisons entre les archives américaines et la copie ont aussi permis de déterminer et comprendre les différences entre la version longue américaine d'origine et la copie de la version courte. Quant aux possibles manques, si l'élément de la Cinémathèque est incomplet par rapport au métrage du film à sa sortie en France, le métrage des bobines actuelles laisse penser que ces 164 mètres ne manquent pas en un seul bloc, mais plutôt tout au long de la copie.
Parmi les différences entre les versions, dès la première bobine, il faut noter l'absence d'une scène au quartier général où le maréchal donne les détails de la mission du colonel (envahir un village et s'emparer de l'argent que les habitants collectent pour l'ennemi) puis la présentation du village en question. Le générique américain crédite d'ailleurs l'acteur J. Frank Burke dans le rôle du maréchal, personnage qui apparait à peine dans la copie conservée par la Cinémathèque. Cela confirme l'absence de cette scène dans la première bobine. Toutefois, le film reste compréhensible malgré une narration précipitée. Comme l'absence de cette séquence ne semble pas liée à la transformation du film en film de propagande, cette absence serait accidentelle ou consécutive aux transformations de la version courte.
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L'épilogue américain est intégralement absent de la version française. La perception du film en est donc totalement modifiée : la fin américaine montrait que cette tragédie n'était en réalité qu'un mauvais rêve du colonel (ce qui explique le troisième titre du film, The Awakening - « Le réveil » - qui en 1920 met cette fois-ci l'accent sur la rédemption du personnage en essayant encore une fois d'atténuer le caractère choquant de l'œuvre) : après avoir fait fusiller sa fille, le colonel anéanti tente de se suicider quand il se réveille. Craignant qu'il s'agisse d'un rêve prémonitoire, il prend conscience que sa fille pourrait aussi être victime d'une telle barbarie et décide de laisser le village en paix avant de faire une prière d'absolution.
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En ôtant cette notion de rêve, la version courte française supprime la rédemption finale et accable l'ennemi allemand : von Werfel fait réellement fusiller sa fille, mais anéanti, il respecte ensuite le souhait de la défunte en épargnant les malheureuses captives. Le sacrifice de sa fille a libéré le village, le colonel allemand entraîne ses mercenaires vers d'autres destinées.
Il n'a pas été possible de déterminer si cette version courte et politisée était spécifique à la France ou si elle avait circulé dans d'autres pays, ni comprendre qui est à l'origine de ces transformations. Plusieurs hypothèses s'offrent à nous.
La première, qui semble peu probable, serait que ces changements aient été réalisés aux États-Unis (par le réalisateur ? par la Fulton ?) afin de tirer profit du contexte politique et s'assurer un succès en Europe.
On peut aussi penser, en ce moment d'exaltation patriotique liée à la guerre, que la censure (anglaise ? française ?) ait souhaité développer une dimension politique que les scénaristes américains n'avaient que suggéré.
Cette version aurait aussi pu être élaborée en Angleterre. Dans ce cas, cette version aurait aussi circulé dans d'autres pays.
Cependant, il existe dans la presse de 1917 des allusions à la fibre patriotique du vendeur français Monatfilm. Quant au distributeur Louis Aubert, personnalité incontournable et influente de l'industrie cinématographique française, il se consacrera plus tard à la politique. Il ne serait pas incohérent que l'un des deux fût à l'origine de la transformation de cette œuvre en film de propagande.
Du fait de ses différentes sources, le traitement des couleurs de la copie diffère entre les bobines issues d'un contretype, intégralement teintées en rose et les bobines issues directement du négatif original, elles en noir et blanc avec quelques plans teintés en bleu pour les extérieurs nocturnes et en orange pour les extérieurs à l'aube.
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Le rose, n'était sans doute pas la teinte d'origine. La couleur était certainement utilisée ici pour adoucir l'image et atténuer les défauts dus à la reproduction à partir d'un contretype, qui avait ajouté deux générations supplémentaires.
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L'élément ne reflète pas les teintes originales sur toute sa longueur. Aucune indication de teintage n'a été trouvée dans les documents non film conservés. Il était dommage de garder ces incohérences alors que deux bobines originelles pouvaient servir de référence. La décision est donc prise d'uniformiser les teintes de toutes les bobines en prenant comme référence le noir et blanc et les quelques plans couleur pour les séquences de nuit et d'aube.
Une décision qui a mené vers le procédé Desmetcolor qui permet d'obtenir des copies couleur à partir d'éléments de tirage noirs et blancs. Les couleurs sont reconstituées à l'aide de filtres en prenant comme référence les couleurs les mieux conservées dans l'élément source, elles sont ensuite introduites lors du tirage de la copie. Cette technique est plus compliquée car elle nécessite deux passages de la pellicule vierge positive dans la tireuse. Une première fois pour impressionner l'image, une deuxième fois pour flasher la couleur.
Le problème est qu'une grande partie du film est en noir et blanc, mais les cartons sont eux teintés en rose. Il a donc été demandé au laboratoire des tests afin d'estimer le rendu du neutre (équivalent du noir et blanc) sur émulsion couleur. Ces tests ont confirmé que pour les parties en noir et blanc, le tirage sur émulsion noir et blanc est préférable à celui sur pellicule couleur.
Privilégiant une bonne qualité d'image, un tirage de la copie sur pellicule noir et blanc est choisi pour l'ensemble du film, à l'exception de la bobine 4 pour laquelle nous avons aussi demandé un tirage avec le procédé Desmetcolor pour les plans couleur. Ces plans sont tirés séparement et donc montés dans la bobine, laissant apparaître quelques collures. Pour éviter que celles-ci soient trop nombreuses, il a fallu renoncer à la teinte rose des cartons mais ces cartons, fabriqués et montés dans la copie par le distributeur français, étaient probablement différents des cartons d'origine. Comme dans la plus grande partie de la copie restaurée, les cartons sont donc en noir et blanc. Cette concession nous a permis d'obtenir une copie de la meilleure qualité possible.
Il a aussi été jugé nécessaire de corriger des incohérences de l'élément : des plans étaient en noir et blanc alors qu'ils auraient dû être teintés. L'usage à l'époque était de regrouper au négatif les plans qui seraient tirés avec la même lumière et auraient la même teinte dans la copie. Dans un cas, le premier photogramme d'un plan teinté monté en copie est en noir et blanc. Cela montre que les teintes ont été appliquées après montage de cette copie, ce qui est inhabituel.
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Les deux autres plans ont sans doute été oubliés parce qu'ils étaient montés en alternance avec des plans en noir et blanc.
À l'exception des modifications de teintes apportées aux cartons et à ces deux plans, se rapprocher de la copie issue du négatif original a prévalu car elle semblait plus cohérente.
Ces travaux ont été réalisés par le laboratoire de la Cinémathèque Portugaise à Lisbonne. La copie d'époque a été réparée et préparée pour un tirage traditionnel, argentique et photochimique. Elle a été dupliquée en plein cadre sur pellicule Kodak polyester, émulsion noir et blanc par tirage en immersion, ce qui a permis d'atténuer les nombreuses stries et rayures. Ce contretype est désormais à la fois un élément de tirage et de conservation, fidèle reflet de l'élément d'origine. Enfin, une nouvelle copie a été tirée sur pellicule Kodak polyester.
Enfin, le générique de la copie est incomplet et erroné. La mise en scène est attribuée à Thomas H. Ince alors que le réalisateur du film est Reginald Barker et qu'Ince en est le superviseur. Par ailleurs, le rôle de Franz von Werfel est attribué à Wilfrid Lucas, aussi acteur de la Triangle mais absent dans ce film, alors qu'il s'agit en réalité de Charles K. French. Les documents ont aussi révélé que le directeur de la photographie était Robert Newhard et non Joe August comme le créditent certaines sources actuelles. Grâce aux renseignements trouvés dans les archives, un nouveau générique qui corrige ces erreurs et complète les informations manquantes a été créé.
La restauration photochimique, notamment grâce à l'immersion, a permis d'obtenir un résultat très satisfaisant malgré le fait que l'on soit parti d'éléments très endommagés.
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Deux extraits de The Despoiler (Châtiment), Reginald Barker, 1915 (restauration Cinémathèque française 2010)
Clarisse Bronchti et Loïc Arteaga, sous la supervision de Camille Blot-Wellens.
Le programme de recherche ANR Cinémarchives regroupe la Cinémathèque française, l'université Sorbonne Nouvelle - Paris 3, l'université Paris Diderot - Paris 7, le Centre national de la Recherche scientifique et l'université Paul Valéry - Montpellier 3, avec le co-financement de l'Agence nationale de Recherche.
Le blog Cinémarchives